La Femme des sables – Kôbô Abe

Un homme disparaît en plein mois d’août. Sa femme interrogée, est incapable de répondre à ma police. L’enquête ne donnant aucun résultat, le disparu est déclaré mort. C’est ainsi, débarrassé de son identité, qu’apparaît le héros, qui n’a qu’une marotte : la recherche d’insectes. « Ce à quoi visent les maniaques de ce genre, ce n’est pas à orner de brillante manière leur boite de spécimens : pas davantage ne cherchent-ils à classer pour classer : et moins encore, il va sans dire, à trouver tels éléments susceptibles d’entrer dans la composition des remèdes de la médecine chinoise. Non. A rechercher les insectes, il y a, au vrai plaisir plus ingénu et plus direct : et cela s’appelle l’intuition d’être celui qui a découvert une espèce. »

L’homme s’installe dans un village qui s’enfonce inéluctablement dans le sable. Mesure du temps, image du flux irrépressible, plus mobile que l’air, plus fluide que l’eau, il s’infiltre dans les choses et les êtres, et devient rapidement le sujet monstrueux de ce roman symbolique. Le chasseur d’insectes s’établit chez une femme qui lutte contre l’invasion du sable et se retrouve prisonnier, victime d’une conjuration des villageois. « On enlève le sable, hein ? » lui dit-il ironiquement. « Et votre besogne, c’était donc ça ! Mais ma pauvre, vous y travailleriez votre vie durant, que jamais vous n’en viendrez à bout ! »

Rejoignant, consciemment ou non, le théâtre de l’absurde de Ionesco ou la tragédie métaphorique de Samuel Beckett, Abe fait de ses personnages des représentants de la vanité de l’effort humain. Comme la vieille femme, le chasseur d’insectes s’enfonce dans le sable, le buste seul à l’air libre. Mais, comme dans tous les romans d’Abe, les rapports psychologiques, la réflexion métaphysique ne sont présents que de manière détournée. L’auteur ne s’appesantit pas sur ses effets : il s’en tient toujours à des faits, qu’il décrit objectivement. Il rapporte des propos strictement techniques et les digressions à caractère onirique sont rare. Son but est de rendre crédible, matériellement vraisemblable sa métaphore. En cela fidèle au principe du surréalisme cinématographique du Buñuel de L’Age d’or, il met en scène des personnages symboliques dans une situation absolument poétique, mais dans un style réaliste.

Influencé par le fantastique des contes et légendes traditionnelles, Abe les traduit en termes modernes. Il refuse toute rêverie poétique, toute mièvrerie, pour transposer prosaïquement une situation onirique. La lecture des journaux où se mêlent indifféremment les faits divers et les événements politiques internationaux suscite le retour du réel, mais c’est surtout pour accroître la vraisemblance d’une intrigue délibérément invraisemblable. L’auteur a ici recours aux procédés habituels de sa narration : fiches signalétiques arrêtés de jugement, coupures de presse. Le nom du héros, Jumpei Niki, n’apparaît du reste que dans ces documents administratifs, comme si son identité était un élément extérieur au roman et que l’auteur se situait dans cette mystérieuse zone intermédiaire entre la pensée subjective et le regard impersonnel d’une bureaucratie pour laquelle un être humain n’existe que par sa classification. L’originalité d’Abe vient sans doute de son désir de rendre réaliste la mythologie : ce qui pouvait n’être qu’une représentation poétique de ses fantasmes est curieusement soumis aux lois de la narration romanesque traditionnelle. Le succès international de cette œuvre s’explique incontestablement par la rigueur implacable d’un récit qui aurait pu s’égarer dans les sinuosités de l’inconscient.

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